vendredi 17 août 2012

La colère des requin la dernière attaque a st leu aout 2012

Assis sur sa planche de surf, les jambes dans l’eau, Fabien Bujon attend la vague. Il ne voit rien venir. La charge est ­foudroyante, l’offensive frontale. Jamais il n’oubliera le ­regard de ce requin : son œil rond, noir, froid, ses gencives ­retroussées, la force de sa mâchoire acérée de 80 centimètres qui se ­referme sur sa jambe droite. C’est un ­requin-bouledogue, trapu et lourd. « La moitié de son corps était hors de l’eau, écrasée sur le mien, mon mollet entre ses crocs », raconte le surfeur, cinq jours plus tard, sur son lit d’hôpital. Il est 15 h 45, le dimanche 5 août, quand Fabien, 41 ans, se met à l’eau pour rejoindre le spot de Saint-Leu, l’un des plus beaux au monde. La lumière s’adoucit, la houle est ­légère, les vagues rondes et rapides font plus de 1,50 mètre. Fabien ­l’admet : « Dans le surf, il n’y a jamais de risque zéro. C’est comme en haute montagne. » Fabien est un taciturne, un ­solitaire qui n’aime pas partager les rouleaux. « Seul, je suis plus vigilant. Je me sens en symbiose avec la nature. C’est encore mieux pour l’observer. » Cet amoureux des mers, qui n’est ­jamais resté éloigné des eaux plus d’un jour, surfe ­depuis trente ans, de Tahiti à la Nouvelle-Calédonie. C’est un globe-surfeur, pas une tête brûlée. Il est prudent. Chez lui, il peint la faune marine. Il aime particulièrement représenter­ les ­requins. « J’en ai croisé des centaines. C’est un de mes ­animaux préférés.­ Je savais qu’un jour ou l’autre, j’allais ­devoir l’affronter.­ Mais pas à La Réunion », lance-t-il sans ciller. Lorsque le squale le heurte, Fabien n’a pas le temps d’avoir mal, encore moins d’avoir peur. Il n’est pas surpris par la puissance du choc. Il sait déjà que le combat sera ­inégal : 250 kilos contre 73 et 3 mètres contre 1,78 mètre. ­Fabien ne crie pas quand la bête se jette sur lui. Happé par les dents tranchantes, il chavire dans l’eau déjà rouge. On dit que ces animaux sont maladroits, peureux et lâches. Celui-là est ­féroce, courageux et déterminé. Il ne lâche pas. « J’étais dans 1,50 mètre de profondeur et, pourtant, je ne distinguais plus rien. Il y avait un nuage de sang devant moi, et cette chose immense, cette masse énorme de couleur marron gris, avec cette gueule large. Il tirait sur ma jambe comme sur un morceau de poisson, avec de secs mouvements de tête latéraux. Je la voyais se déchirer, partir en lambeaux, mais je ne ressentais aucune douleur. » Le surfeur est anesthésié par l’adrénaline. Les secondes sont des minutes. Il résiste, se défend, frappe. Freinés par l’eau, ses coups sont inefficaces. Un autre serrement de mâchoire arrache la main droite et la montre de Fabien, qui perd beaucoup de sang. Ses forces diminuent. L’espoir de s’en tirer aussi. « Mais il y a cet instinct de survie… D’où sort-il ? Je n’en ai aucune idée. En tout cas, j’ai continué à me battre. » LA BÊTE S'ACHARNE La bête s’acharne. Fabien aussi. Avec sa main gauche, il agrippe les branchies du poisson et tire violemment. Le bouledogue relâche, laisse l’os de la jambe à vif et disparaît. Fabien ignore pour combien de temps. « J’ai attrapé ma planche, dit-il. J’ai voulu remonter et là, j’ai vu qu’il me manquait ma main droite… Avec la gauche, j’ai réussi à me hisser. J’étais sur le ventre, sonné. Je me suis retourné, ma jambe droite était à moitié dévorée. C’est stupide, mais j’espérais qu’elle n’avait rien. En voyant la plaie, j’ai réalisé. » Alors, il a peur d’une seconde charge : « Je savais que je n’aurais pas la force d’assurer. » Il est à 50 mètres du bord. Autour de lui, personne. « J’ai commencé à ramer jusqu’au plateau corallien, là où il y a 50 centimètres d’eau, là où je serais à l’abri. Je restais lucide et je n’avais toujours pas mal. » Il lutte pour ne pas s’évanouir, il pense à sa famille : sa femme, Cathy, ses deux enfants, Waïné, 9 ans, et Woody, 15 ans, qu’il ne veut pas abandonner. « Je pensais que j’allais mourir et j’étais en colère contre moi. Je trouvais stupide de disparaître si jeune, bouffé par un bouledogue. » Fabien se déplace lentement, difficilement. Toujours aucune douleur. Il s’arrête et utilise sa seule main comme garrot autour de son poignet amputé. « Il fallait ralentir l’hémorragie, mais aussi avancer. Par moments, je me sentais partir. » Derrière lui, une traînée rouge. La plage se rapproche, Fabien rejoint le chenal, un courant naturel, où les mousses – des petites vagues – le poussent au bord, à côté du club nautique, sur les galets volcaniques noirs. Enfin, on l’aide. Ses plaies sont graves. Emmanuel, son beau-frère, est encore étonné de son courage. « Je lui ai fait un garrot au-dessus du coude avec les lacets de mes baskets de course », raconte-t-il. Un « leash » (le cordon qui relie le surfeur à sa planche) ­garrotte sa jambe. Des dizaines de curieux se sont rassemblés autour de lui et l’encouragent à tenir bon. Des petites filles, effrayées, pleurent. « J’étais conscient. Je voyais l’agitation, j’entendais les commentaires. Je pensais déjà aux prothèses. Et surtout je voulais parler à ma femme », se souvient-il. Cathy est avec sa mère, sa sœur et sa fille à quelques kilomètres, sur les hauteurs de Saint-Leu. Au téléphone, il lui dit d’abord qu’il est allé au bout de sa passion et qu’il est désolé de leur faire subir cet accident. « C’était un message d’adieu », recon­naît-il aujourd’hui. Et c’est seulement à ce moment qu’il ne peut ­retenir ses larmes. Car Fabien a cru qu’il allait mourir. Mais il s’est réveillé au centre hospitalier de Saint-Pierre, après son opération le soir même, hors de danger.

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